Les 15 premières années d’une petite maison d’édition au XXIe siècle
Médiapop fait une apparition remarquée dans le monde de l’édition en 2011 avec la publication de Far Out !, un petit livre parfaitement raccord avec son sujet dans lequel le photographe Bernard Plossu revient sur ses années hippies. Pour l’apprenti éditeur Philippe Schweyer, il s’agit au départ de prolonger les rencontres (avec des écrivains, des photographes, des cinéastes, des artistes…) provoquées grâce au magazine Novo en se lançant dans l’édition de petits livres au graphisme soigné qui accordent autant d’importance aux images qu’aux textes. Dans la collection Sublime, la musique est très présente (le chanteur Daniel Darc raconté par ceux qui l’ont connu, l’hommage de Dominique A au chanteur du groupe Marquis de Sade, un entretien au long cours avec Christophe Miossec…), ce qui n’empêche pas les escapades cinématographiques (sur les traces de Buffalo Bill avec David Le Breton et Bernard Plossu ou de François Truffaut avec Anne Terral) voire littéraires (Chroniques des années d’amour et d’imposture de l’écrivain Christophe Fourvel, ou dans un tout autre genre, les livres du très « bukowskien » Yves Tenret). Moins « rock’n’roll », la collection Ailleurs rassemble des ouvrages qui invitent à s’écarter des sentiers battus (les Îles grecques amoureusement décrites par Philippe Lutz, le témoignage d’un jeune Afghan contraint de quitter son pays, un livre choral dans lequel s’entrecroise l’histoire de la Syrie, de la révolution et de l’exil…). Quant à la collection Le club des écrivains, elle se propose, depuis 2021, de faire le tour de France des clubs de foot en compagnie d’écrivains définitivement acquis à la cause de leur équipe (L’AS Saint-Étienne par Lionel Bourg, le Stade de Reims par Gisèle Bienne ou le PSG par Nicolas Decoud). Les éditions Médiapop, qui ne s’interdisent rien, publient également des livres hors collection, notamment la correspondance de Sam Shepard avec son ami Johnny Dark, des livres de photographie, des livres d’artistes et des livres d’histoire (Un siècle de photographie en Alsace, L’aventure du ski dans le massif des Vosges, Nouvelle histoire de Mulhouse, Rock the Citadelle…).
Entretien avec l’éditeur Philippe Schweyer
Propos recueillis par Nicolas Querci / Photo : Pascal Bastien, 2024
À l’origine, vous avez créé Médiapop en 2008 pour publier le magazine culturel Novo. Comment en êtes-vous arrivé à publier des livres ?
Le passage du magazine aux livres s’est fait progressivement, presque naturellement. Je travaillais avec un graphiste talentueux et des imprimeurs, j’étais entouré de photographes, d’artistes et de rédacteurs. Le magazine était distribué dans l’est de la France. J’ai eu envie de dépasser cette zone géographique pour toucher des lecteurs dans tout le pays, voire au-delà. Quoi de mieux qu’un livre pour cela ? Grâce à R-diffusion, un diffuseur-distributeur artisanal installé à Strasbourg, Médiapop a pu très vite être distribué dans des librairies aux quatre coins du pays. C’était magique de vendre un livre à Toulouse, Nantes ou Marseille !
Que connaissiez-vous alors du métier d’éditeur ?
Pas grand-chose, évidemment. J’avais eu la chance d’interviewer deux éditeurs sans me douter une seconde que je deviendrais éditeur à mon tour. Il s’agissait d’Hubert Nyssen, le fondateur des éditions Actes Sud, et de Gérard Berréby, le patron des éditions Allia. J’aurais pu tomber plus mal ! Quand j’ai commencé à éditer des livres, j’ai repensé à ce que m’avait dit Gérard Berréby et ça m’a été très utile. Sans lui, j’aurais peut-être davantage écouté certains conseils, davantage cherché à imiter les autres éditeurs. Grâce à lui, je sais qu’il ne faut faire qu’une chose : suivre sa voie, creuser son sillon, se démarquer, maîtriser les coûts et préserver à tout prix son indépendance.
Vous vous intéressez aux biographies et aux mémoires d’éditeurs. Est-ce que certains d’entre eux vous ont inspiré ? Ou est-ce que c’est venu plus tard, en pratiquant le métier ?
Ce n’est qu’assez récemment que j’ai commencé à lire des mémoires d’éditeurs, plutôt que des biographies. Ce qui m’intéresse, c’est la réalité économique (les échecs sont souvent plus intéressants que les succès) et les rapports compliqués ou pas avec les auteurs. Je vous conseille Endetté comme une mule d’éric Losfeld publié chez Tristram. C’est rassurant de découvrir que je ne suis pas le premier éditeur obligé de jongler avec les factures pour pouvoir continuer à publier des livres. Parfois j’ai l’impression d’être un joueur au casino prêt à tout miser pour décrocher le gros lot. En fait, même si je suis presque toujours trop optimiste quand je décide du tirage d’un livre, je n’ai jamais publié de livre en pensant qu’il allait être un best-seller.
Pourquoi avoir créé deux collections distinctes, « Sublime « et « Ailleurs »?
J’ai commencé par créer la collection « Sublime » pour éditer des livres autour de la musique. Pendant quelques mois, j’avais ce nom en tête pour le magazine qui a fini par s’appeler Novo. Alors que je ne pensais vraiment qu’à éditer une petite collection de livres autour de la musique à côté de mes autres activités, Cloé Korman, qui venait de recevoir le prix du Livre Inter, m’a contacté pour un projet avec des lycéens de La Courneuve. Plutôt que de faire un magazine ou un journal, je l’ai convaincue qu’il fallait faire un livre. Comme ça ne rentrait pas dans la collection « Sublime », j’ai décidé d’en créer une deuxième. Je l’ai nommée « Ailleurs » parce que là aussi j’avais eu envie pendant quelque temps de créer un magazine qui s’appellerait comme ça et qui parlerait des gens qui viennent d’ailleurs. Avec le temps, je me suis rendu compte que j’aurais mieux fait de me contenter de faire des livres « Médiapop ». C’est déjà suffisamment compliqué de se faire connaître quand on est un petit éditeur. Surtout, je me suis aperçu que je n’étais pas fait pour éditer des livres qui rentrent dans une collection. Je préfère rester ouvert . toutes sortes de propositions. Passer d’un livre de nouvelles . un livre photo, puis à un livre avec des textes écrits par des détenus ou à un livre d’entretiens.
Comment définiriez-vous la ligne éditoriale de Médiapop ?
Je dirais que Médiapop est un petit éditeur généraliste. La ligne éditoriale de Médiapop découle de mes rencontres.
Comment a évolué la ligne graphique de vos livres, et pourquoi avoir choisi un format 12 x18, proche du poche ?
J’ai toujours aimé et acheté des livres de poche davantage que des grands formats. J’aimais beaucoup la collection « 10/18 » dirigée par Christian Bourgois. J’ai gardé le 18 pour la hauteur et rajouté un peu de largeur pour disposer d’une surface plus grande. C’est un format que j’aime toujours, même si sur les tables des librairies il est un peu trop petit. Ce qui me plaît surtout, c’est d’avoir édité plus de cent livres qui ont le même format. C’est pratique pour le rangement sur les étagères et aussi dans les cartons. Chaque livre au format 12 x 18 est numéroté. En 2021, j’ai décidé d’écrire « Médiapop » sur le dos à la place de « Sublime » et « Ailleurs » et j’ai fusionné les numérotations. Plus sérieusement, ce format proche du poche permet de limiter les frais d’impression et de vendre des livres pas trop chers. J’ai vraiment envie que le prix de vente ne soit pas un frein. À noter qu’à côté de ces livres, j’ai publié beaucoup de livres hors collection, parfois beaucoup plus grands.
Comment est-ce que vous établissez votre programme de publications ?
Au début, j’enchaînais les publications en fonction des rencontres, des manuscrits reçus et des opportunités sans vraiment respecter les délais nécessaires au diffuseur pour bien préparer la sortie en librairie. Depuis, j’ai appris à bâtir un programme à l’avance, même si j’ai encore un peu de mal à anticiper. J’ai aussi des auteurs qui me promettent de respecter des délais et qui n’y arrivent pas. C’est très compliqué pour moi, de travailler sur des livres qui ne paraîtront qu’un an plus tard. L’idée, c’est de publier moins de livres chaque année et de mieux les répartir. Si j’arrivais à ne publier qu’un livre par mois, cela me permettrait de mieux les défendre.
Vous recevez beaucoup de manuscrits ? A-t-on déjà menacé de vous casser la figure parce que vous ne répondiez pas assez vite aux auteurs qui vous envoient des textes ?
Je reçois beaucoup plus de manuscrits que je ne suis capable d’en lire. À peu près 250 par an. La plupart par mail et de moins en moins par la poste. Dans la plupart des cas, je préviens les auteurs que je suis débordé et qu’il n’est pas inutile de me relancer de temps en temps. Je ne me suis pas fait casser la gueule, mais j’ai parfois affaire à des auteurs coriaces qui ne lâchent pas facilement le morceau. Avec le temps, j’ai appris à dire non, mais ce n’est jamais facile.
Quels rapports entretenez-vous avec vos auteurs ?
Souvent des rapports très amicaux. La plupart du temps en gardant une certaine distance. Comme la plupart des auteurs que je publie n’habitent pas à Mulhouse, ces amitiés sont surtout téléphoniques ou via des échanges de mails. Je reçois parfois des cartes postales, mais pas assez souvent à mon goût. J’essaye d’être fidèle aux auteurs que je publie. Au début c’était facile, mais ça devient de plus en plus compliqué vu le nombre d’auteurs déjà publiés.
Bernard Plossu, Ayline Olukman, Anne Immelé, Pascal Bastien, etc. : votre catalogue accorde une grande place à la photographie. C’est le reflet d’un goût personnel ?
Oui, je me suis beaucoup intéressé à la photographie avant de commencer à éditer des livres. J’ai participé à un projet de création d’un centre de la photographie de paysage, fait des stages au service photo du journal Libération et aux Rencontres d’Arles alors que j’étais attaché de conservation du patrimoine à la mairie de Rochefort. J’ai découvert les photographies de Bernard Plossu à Arles et des années plus tard lorsque j’ai eu l’occasion de le rencontrer pour le magazine Novo, j’ai saisi ma chance en lui proposant de publier un livre avec ses photos de jeunesse. C’est ce livre, Far Out !, qui m’a donné confiance et qui a donné l’idée à pas mal de photographes de s’adresser à Médiapop.
Votre catalogue est aussi très tourné vers la musique et le cinéma…
Oui, mon intérêt pour la musique et le cinéma est plus ancien et plus fort que mon intérêt pour la photographie. Publier un livre sur Truffaut, la correspondance de Sam Shepard, un texte de Dominique A ou un entretien avec Miossec, c’est comme accomplir des rêves de jeunesse.
On y retrouve également une forte dimension sociale. En quoi est-ce important pour vous ?
Quand je publie le récit d’un jeune Afghan qui arrive en France après avoir traversé l’Iran, la Turquie, la Grèce, l’Italie, j’ai l’impression que ce que je fais a du sens. J’ai ressenti la même chose en publiant les textes écrits par des lycéens de La Courneuve ou des livres sur la prison.
Vous persistez dans les collections, avec la création, en 2021, du « Club des écrivains ». D’où vient cette idée de faire écrire des auteurs sur le club de foot qu’ils supportent ?
L’idée est venue en échangeant avec Christophe Fourvel qui est écrivain et grand supporter de l’Olympique de Marseille. D’ailleurs, je l’ai nommé directeur de collection. Pour moi qui ne m’intéresse plus beaucoup au foot, cette collection me ramène un peu en enfance, à l’époque où je rêvais d’être footballeur professionnel en jouant si possible dans l’équipe de Saint-Étienne.
Plus récemment, vous vous êtes lancé dans les livres d’entretien (Christophe Miossec, Philippe Djian, etc.). Pourquoi ce choix ?
Publier des livres d’entretien est le prolongement naturel de ce que l’on propose dans chaque numéro du magazine Novo. J’ai toujours aimé lire de longs entretiens avec des créateurs, des musiciens, des cinéastes, des écrivains dans Les Inrockuptibles ou les Cahiers du Cinéma par exemple. Je suis également très friand des longs entretiens publiés par la Paris Review. Approcher la réalité du travail d’un créateur m’a toujours passionné.
Chroniques des années d’amour et d’imposture, Les Années vertes, En attendant l’an 2000, Mort d’un philosophe… Autant de beaux romans qui ont touché un public très confidentiel. La littérature est plus dure à vendre quand on est un petit éditeur mulhousien ?
Oui, c’est plus facile de vendre des livres avec une thématique que de la littérature. Je ne désespère pas d’y arriver, mais réussir à convaincre un lecteur d’acheter un roman d’un auteur qu’il ne connaît pas, de surcroît publié par un éditeur qu’il ne connaît pas, c’est malheureusement très compliqué.
Vous publiez aussi pas mal de livres en lien avec Mulhouse ou l’Alsace. Vous ne craignez pas d’être étiqueté « éditeur régionaliste » ?
Ce n’était pas du tout mon idée au départ, mais je me rends compte qu’il y a de beaux projets et un public pour les livres qui s’intéressent à l’histoire de Mulhouse. Je n’ai pas tellement de concurrence à Mulhouse, donc c’est difficile de refuser et ce sont souvent des livres qui se vendent bien.
Quels sont les plus grands « succès » de la maison ?
Îles grecques, mon amour de Philippe Lutz (avec des photographies de Bernard Plossu) a reçu le Grand prix du livre insulaire à Ouessant et a été réimprimé plusieurs fois. J’ai vendu des quantités folles de Déjeuner chez Jojo après le passage de Johanna Kaufmann sur France Inter. Le petit livre de Dominique Ané (Dominique A), Fleurs plantées par Philippe, s’est très bien vendu également.
Votre bureau mulhousien est envahi de cartons de livres… Vous n’avez jamais rêvé qu’ils s’écroulaient sur vous ?
Je ne me souviens pas de mes rêves, mais ça serait une belle fin de mourir enseveli sous un tas de livres Médiapop.
En 2024, vous changez de diffuseur-distributeur pour passer chez Harmonia Mundi Livre. Que peut vous apporter ce changement ?
C’est une nouvelle étape après six ans chez R-diffusion puis six ans chez CED et Belles Lettres. Je n’ai plus l’âge de croire aux miracles, mais je me dis que grâce aux équipes d’Harmonia Mundi, Médiapop sera peut-être mieux identifié et défendu par les libraires qui sont le chaînon le plus important entre les lecteurs et Médiapop.
Vous vous sentez pleinement légitime en tant qu’éditeur, aujourd’hui ?
Un petit peu plus légitime qu’il y a quinze ans, mais j’ai pleinement conscience que j’ai encore presque tout à apprendre.
Est-ce que votre rapport au livre, au texte, à l’objet, a changé depuis que vous faites ce métier ? Notamment quand vous rentrez dans une librairie ?
Quand je rentre dans une librairie, je commence par chercher où peuvent bien se planquer les livres Médiapop. Si j’en vois quelques-uns, je me sens nettement mieux ! Je fais sans doute plus attention à la fabrication (papier, reliure…) qu’avant, mais j’ai toujours été très sensible aux couvertures. Les couvertures sont comme les pochettes des disques vinyles. Je suis incapable d’acheter un livre si l’objet ne me plaît pas. J’essaye d’être plus curieux, de m’intéresser à des petits éditeurs que je ne connais pas, mais j’ai encore tendance à faire confiance à certains éditeurs que j’aime bien.
Que peut-on souhaiter à Médiapop pour les années à venir ? Comment voyez-vous l’avenir pour votre maison ?
Il y a quinze ans j’aurais été incapable de prédire tout ce qui s’est passé depuis pour Médiapop. Aujourd’hui, j’aimerais vendre un peu plus d’exemplaires de chaque livre, écouler les stocks et continuer à faire de beaux livres avec de belles personnes.